En finir avec une conception hégémonique dans nos rapports à l’espace

Réflexions critiques sur la géographie officielle en vue de penser une société post-urbaine.

La manière dont les sociétés humaines se représentent, se projettent dans et organisent l’espace n’est pas neutre. La géographie est une construction politique qui, plus que jamais, poursuit son œuvre aujourd’hui. Or, elle est tellement puissamment ancrée et intégrée en nous qu’il n’est pas aisé de l’interroger, et donc d’envisager se rapporter aux espaces autrement. Lucie Lerbet et Fabian Lévêque proposent un texte de réflexion pour comprendre les fondements de la géographie héritée de l’administration d’État et de la métropolisation capitaliste.

Pourquoi s’interroger sur la géographie pour habiter une société écologique post-urbaine ? La seule évocation du terme « géographie » peut réveiller chez certain.es quelques souvenirs enfouis d’école primaire. De vieilles mappemondes trônaient çà et là sur l’armoire en bois. De grands planisphères déchirés pendaient sur le mur du fond de la salle. Il s’agira moins de s’interroger dans cette note sur la discipline en tant que telle que de comprendre comment, à son contact, notre esprit s’est formé très tôt à certaines manières de se représenter le monde et notre place dans celui-ci. Le maniement de cartes ou d’atlas façonne très tôt notre perception et représentation du monde et, de fait, une certaine manière de s’y projeter.
L’école semble être le lieu premier où une certaine conception de la géographie, comme manière de percevoir et de se rapporter à l’espace, est lentement assimilée et gravée dans l’inconscient. Se retrouvent légitimées, dans le même temps, une certaine connaissance scientifique de l’espace (cartographie, emploi de données dites objectives, systèmes d’information géographique, etc.) ainsi que des constructions politiques et économiques des territoires (l’État et son appareil administratif, la métropolisation et le maillage des territoires, etc.).
L’intention de ce travail est de définir les contours d’une géographie que nous qualifions d’officielle et d’en repérer ses fondements historiques pour mieux déceler ses imbrications concrètes et quotidiennes aujourd’hui, notamment les liens directs que cette géographie entretient avec les désastres écologiques en cours. Émanant des institutions, elle s’est aussi plus profondément instituée dans la société, tant elle s’est imposée dans nos pratiques, représentations et imaginaires de l’espace, débordant des seules institutions politiques, pour façonner nos rapports individuels et collectifs aux lieux.
Se dessinent les contours d’une pensée uniformisatrice et centralisée de la géographie, qui n’est pas dénuée de desseins politiques et économiques : le quadrillage administratif, le tracé des frontières, la délimitation zonée autour de l’État centralisateur sont autant de dispositifs géographiques imposés qui déterminent, selon nous, une façon unique de se rapporter aux espaces, installant d’emblée une distance mesurée et fonctionnaliste aux lieux (2e partie de l’article). S’est instaurée une conception hégémonique de l’espace tantôt compris comme ressource à exploiter, tantôt comme foncier à administrer, mais qui reste dans tous les cas un bien à valoriser, sur lequel capitaliser par, avant tout, l’aménagement et la métropolisation des territoires (1ère partie).
Cette note engage un lent travail de déconstruction d’une géographie qui s’est elle-même officialisée, pour re-penser les rapports des sociétés aux espaces, et gouverner par là même les sociétés par l’espace. Cette conception de la géographie est venue opacifier les manières sensibles et politiques d’habiter que nous pouvons entretenir aux milieux et au vivant, relations multiples à partir desquelles d’autres façons de se rapporter aux espaces sont possibles. Quelques pistes de réflexion et de discussion pour penser des géographies alternatives seront proposées en conclusion.

1. Déplier la part coloniale de la géographie du pouvoir : des colonialités historiques à la métropolisation des territoires

Ce travail de réflexion s’attèle à déconstruire une géographie officielle, dans sa manière qu’elle a d’uniformiser et de déterminer le rapports de nos sociétés à l’espace. Pour commencer, il est intéressant de réfléchir à la manière dont elle s’est construite pour ensuite se diffuser. À ce titre, il n’est pas anodin que la géographie occidentale, comme discipline académique aux sources d’une conception universelle de l’espace, ait trouvé des espaces d’expérimentations dans la colonisation, qu’elle ait été extérieure (1.1) ou intérieure par l’assimilation des marges pour construire les États (1.2). Cette géographie n’est par ailleurs pas sans lien avec l’économie politique libérale. Des processus toujours à l’œuvre comme l’aménagement et la métropolisation en sont des formes contemporaines de poursuites de cette entreprise de colonisation (1.3).

1.1 L’amnésie aux fondements de la géographie

Une géographie de la colonisation

Après la déroute de 1870, il était courant d’affirmer que la victoire de la Prusse s’était en partie jouée sur le terrain des avancées scientifiques et intellectuelles. S’en est suivie, par les penseurs français de l’époque, une volonté affirmée de reconquête de la recherche, pour non seulement produire de nouvelles idées et refondre les savoirs, mais aussi renforcer l’unité de la nation française[1]. C’est dire à quel point, très tôt, la science et la géographie en particulier devaient être mises au service du pouvoir et devait répondre à des enjeux politiques de construction d’un sentiment d’appartenance à une unité nationale. La colonisation à l’œuvre au XIXe siècle a été le creuset privilégié pour consolider de tels desseins.

Plusieurs travaux ont mis en évidence l’implication directe des géographes dans l’entreprise coloniale[2]. Certains se sont avérés de précieux conseillers dans l’administration politique et l’organisation économique des territoires colonisés. Cette « géographie pour coloniser »[3] a répondu à des objectifs pluriels d’affirmation de la puissance métropolitaine. Elle passait par la mise en carte et en données du monde pour en accroitre sa disponibilité: occupation de territoires, exploitation des ressources naturelles, dénombrement des populations. Il s’agit dans ce travail de révéler « l’inconscient collectif »[4], non seulement de la discipline, mais surtout d’une géographie officielle des façons de se rapporter au monde.

Le triomphe de la géographie occidentale

Avec les grandes explorations et les vagues successives de colonisation, le blanc des cartes occidentales se voit progressivement comblé. Certes, il s’agissait avant tout d’une géographie descriptive (des reliefs, des paysages, des climats), mais les inventaires sur le monde connu gagnaient à se remplir, pour ainsi accumuler et consolider les connaissances des pays colonisés. Bien que l’accès à ces nouveaux mondes n’ait été possible que dans le dialogue et la négociation avec des guides autochtones[5], il n’en demeure pas moins que certains savoirs géographiques et certaines conceptions de l’espace ont fini par largement s’imposer au moment de la colonisation au détriment de cultures vernaculaires des lieux, reposant par exemple sur l’oralité.

Ainsi, par les mots, la géographie de la colonisation a créé sa matérialité propre :  la toponymie a permis de s’approprier symboliquement les lieux et de les soustraire aux communautés habitantes[6]. D’autres outils comme la cartographie se sont également imposés. L’emploi du cadastre s’est par exemple généralisé à Alger, différenciant nettement les espaces publics des espaces privés, alors que des nuances diverses existaient alors. Les villes nouvelles dans les colonies ont été des laboratoires d’expérimentation d’une pensée urbaine du maintien de l’ordre et du contrôle des habitant.es historiques des lieux. Cet urbanisme militaire aura, en retour, trouvé à s’appliquer en métropole (cf. le projet « Smala » du collectif Echelle Inconnue).

L’affirmation d’une géographie libérale

A cette période coloniale, la géographie s’est affirmée comme science moderne et positiviste, ce qui se concrétisera encore plus dans les années 1950 (début de la guerre froide, expansion de l’impérialisme américain). S’impose à ce moment-là, pour Donald McTaggart[7], une géographie qui s’appuie dorénavant sur des savoirs quantitatifs, de données scientifiques statistiques, aptes à « formuler des conclusions mathématiques et universelles », quelles que soient les différenciations territoriales des espaces étudiés. Émergeront alors une géographie et une pensée universelles du monde, pour servir non seulement des desseins militaires et colonialistes, mais aussi pour affirmer des visées politiques et économiques.

1.2 La colonisation intérieure dans la construction du territoire national 

Si les colonies ont constitué des laboratoires d’expérimentation et de pratiques nouvelles dans l’administration des espaces, les territoires périphériques infra-métropolitains (de montagne, de forêts, de littoraux) ne sont pas en reste. La géographie comme conception universelle des espaces est là aussi à l’œuvre derrière la construction et l’uniformisation de la forme politique que représente l’État-nation.

La construction de la France s’inscrit dans une histoire longue : l’unité du royaume tant désirée par des élites de la Cour commence à se stabiliser au XVe siècle, à une époque où le pays est encore « un assemblage trop divers pour ne pas connaître des tendances centrifuges »[8]. La construction de l’État à l’époque moderne finit par s’affirmer dans le rayonnement de la culture et la littérature, mais aussi dans les guerres d’expansion pour établir des frontières à l’est et au sud. L’économie achèvera l’unification de l’espace national[9]. On voit alors se déployer les mêmes leviers – économiques, militaires – pour faire exister la fameuse « unité nationale ».

La « valorisation » des marges au service de l’État centralisateur

Dans son analyse sur les transformations du monde rural, Eugen Weber a rendu compte du travail méthodique de colonisation des espaces et des imaginaires par la loi, l’école, la langue officielle, les infrastructures, l’industrie pour renforcer, à terme, le sentiment d’appartenir à une seule nation[10]

À l’image de la Bretagne et du Massif central, les Landes de Gascogne ont pâti de l’imaginaire géographique de « terres incultes ». Cette région littorale, où alternaient paysages de marais et de landes, générait alors des imaginaires de répulsion et de sauvagerie. Mais pour les ingénieurs des Ponts-et-Chaussées, les administrateurs et édiles politiques, de tels espaces ne pouvaient rester inexploités. Pour intégrer les Landes au territoire national, il a fallu les transformer et aménager des lieux où vivaient depuis des siècles des sociétés agro-pastorales sur des terres communales[11]. Se jouent des rapports très clairs de domination par l’espace, comme l’ont longuement analysé les géographes marxistes.

Afin de justifier une entreprise massive d’investissements, les discours de l’« idéologie territoriale » ont été mobilisés dans les Landes : il fallait « mettre en valeur » la région, à grand renfort de techniques de drainage, de mise en culture des espaces par la forestation systématique. L’aménagement de cette région a conduit à son intégration par l’économie au territoire national, détournant l’activité générée et les ressources créées vers d’autres intérêts et besoins que ceux strictement localisés. De cette façon, la région a été rattachée à « la communauté imaginaire instituant l’État » qui, dans le dernier quart du XIXe siècle, était en effet encore à la quête de légitimité pour justifier son existence[12].

L’aménagement du territoire comme mise en conformité des espaces

Les Cévennes, dans les décennies d’après-guerre, ont connu un destin comparable. Peuplée de sociétés paysannes, cette région de montagne et de forêts est jugée « enclavée », de « faible densité » par les gouvernements et technocrates de l’époque. Les récits de la modernisation sont mobilisés pour éradiquer les « pratiques archaïques » et situées afin de faire place à un équipement forestier et touristique que sera le Parc national des Cévennes en 1970[13].

Ce projet de mise au pas économique des territoires s’inscrit dans des politiques dites d’aménagement du territoire. L’étymologie du terme recouvre une réalité double : d’après le CNTRL (Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales), « aménager » signifie d’abord « rendre un lieu habitable », mais aussi « équiper un espace en vue de son utilisation, de son exploitation » ; la condition moderne d’habiter n’irait finalement pas sans son pendant économique, en l’occurrence ici capitaliste.

Par ailleurs, la logique aménagiste puise assez largement ses méthodes dans l’idéologie planificatrice du régime de Vichy, à une période où il était urgent de décentraliser les industries pour assurer la continuité de la vie économique en cas de bombardements alliés. Mais cette idéologie aura surtout trouvé à se concrétiser au sortir de la guerre, dans la France gaulliste des grands travaux : électrification, infrastructures routières et ferroviaires, grands ensembles. La DATAR (Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’attractivité régionale), bras armé de l’État créé en 1963, aura pour mission de « rééquilibrer les hommes et les activités sur l’ensemble du territoire national, dans une perspective de décentralisation et de spécialisation des territoires »[14]. Il fallait faire entrer dans la modernité le fameux « désert français ». S’impose ainsi dans cette grande accélération développementaliste une vision fordiste de l’espace, découpé et devenu ressource exploitable : chaque région du territoire national aura désormais sa spécialisation et donc sa utilité économique.

1.3 La métropolisation comme stade avancé de colonisation du vivant

Demeure une question en suspens dans les travaux analysant les connivences entre géographie installée comme pensée unique du monde et colonisation : ils ne permettent pas de comprendre la manière dont ces relations continuent à infuser dans les imaginaires territoriaux contemporains, particulièrement à travers les grands récits de la métropolisation. Cette note émet pour hypothèse principale que l’ensemble des actions publiques territoriales actuelles, qui plus est urbaines et métropolitaines, participent de formes continuées de colonisation de l’espace et de ses représentations, assez largement impensées comme telles aujourd’hui.

Homogénéisation des espaces et expansion de la polarisation urbaine

Dans la seconde moitié du XXe siècle, l’urbanisation a accéléré l’homogénéisation des espaces du territoire national. Le béton armé et des techniques modernes seront de mise pour toutes nouvelles constructions, désormais de grande ampleur ou extensives pour accueillir dans les villes et leurs périphéries pavillonnaires les populations quittant les zones rurales – en voie également de modernisation intensive par le développement du modèle conventionnel de production agricole. Les habitats et les modes de vie tendent à se standardiser, homogénéisant dans le même temps les paysages et la physionomie des lieux. Avec l’urbanisme fonctionnel, le mirage d’un espace urbain quadrillé, mathématisable et maîtrisé trouve alors enfin à se concrétiser. L’artificialisation et l’urbanisation sont les premiers marqueurs tangibles et durables de logiques expansives et prédatrices d’espaces.

Les politiques métropolitaines comme stade ultime de la colonisation

Au tournant des années 2010, l’État poursuit sa dynamique de décentralisation contrôlée en accordant des pouvoirs politiques et économiques à de nouveaux périmètres administratifs d’action que sont les Métropoles. Souvent d’anciennes métropoles d’équilibre, elles ont rendu possible la déconcentration des activités économiques, infrastructures et populations avec, pour chacune d’elle, une spécialisation marquée. Aujourd’hui, les métropoles concentrent les pouvoirs décisionnaires, politiques et économiques, accueillent massivement les populations et concentrent l’essentiel des activités tertiaires.

Dans un contexte de néolibéralisation des villes, celles-ci reproduisent à l’envi les recettes appliquées à Paris et dans la plupart des autres villes-mondes : de grandes infrastructures de transport pour des mobilités sans entraves (gare TGV, aéroport international), un centre d’affaires et des écoquartiers standardisés pour cadres en quête de verdure, des économies de services, des politiques tournées vers les secteurs culturel et touristique, etc. Les styles de vie y sont dorénavant lissés et les espaces publics, policés[15] .

Mais l’emprise de la métropolisation ne s’arrête pas à son bornage géographique. Elle tend à coloniser aussi insidieusement tous les autres territoires. Des villes moyennes aux communes isolées, nombreuses sont celles à s’aligner sur la doxa aménagiste, répondant aux sirènes du développement territorial, de l’attractivité et du dynamisme local. Quand elles ne sont pas captées par le « rayonnement » métropolitain, elles lorgnent les politiques métropolitaines, par la patrimonialisation de leur cœur de ville, la promotion de grands évènements festifs, l’ouverture de salles de co-working (les fameux tiers-lieux).

Un des leviers d’action du développement territorial passe par le tourisme, reverdi pour l’occasion. Sont promus des lieux formatés, propices à l’évasion, aux expériences insolites dans des habitats nomades, avec de préférence une gare TGV ou une autoroute pour plus d’accessibilité[16]. Les réseaux se densifient, continuant à l’infini à déchirer les espaces pour satisfaire les velléités mortifères de conquêtes de l’État capitaliste. Pour s’aligner, les territoires mettent en avant leurs avantages comparatifs, parmi lesquels la « proximité à la nature », en souhaitant capter les désirs véritables de débranchement métropolitain, à l’œuvre bien avant la crise sanitaire. En dépit de ses aspirations d’ailleurs, nous pouvons, parfois bien malgré nous, participer à la large diffusion des imaginaires métropolitains.

L’ouverture accélérée de nouveaux fronts pionniers

Certain.es quittent les grands centres urbains, à la recherche d’espaces, de tailles raisonnables de lieu de vie et d’un meilleur cadre d’existence. Les aspirant.es sont par ailleurs de plus en plus nombreux.ses, au risque parfois d’exporter ou reproduire des pratiques et comportements métropolitains, que ce soit dans leur manière de consommer ses espaces, à travers des sociabilités sélectionnées et des activités professionnelles liées à l’économie servicielle. Dans de telles trajectoires, il n’est donc pas toujours aisé de rompre avec la grande ville, même avec de la bonne volonté, tant nous sommes conduit.es, dans cette géographie du pouvoir, à vivre une idylle déraisonnée pour la métropole et à nous rendre complices, malgré nous, de ses désirs inhérents d’expansion et d’accumulation.

Cela passe par les imaginaires de la disponibilité instantanée et de la connexion continue avec le reste du monde qui sont particulièrement structurants : il faut pouvoir se faire livrer un colis pour le soir même, récupérer ses courses au drive, passer sa conf’ call sans tracas, avoir une bande passante suffisante pour bingewatcher sur Netflix. Les imaginaires d’une nature immaculée… mais balisée participent aussi d’une sursollicitation par la consommation de ces endroits. Il est évident, dans les parcours de vie médiatisés, dans les magazines ou les réseaux sociaux, qu’il y a une recherche de modes de vie apaisés dans des ruralités retravaillées… mais dans des maisons d’architecte, spacieuses, et tout confort, tendance rustique chic avec des matériaux renouvelables et meubles chinés, avec un grand terrain et de grosses voitures sportives. On est parfois très éloignés de façons d’habiter écologiques prônant l’autolimitation et la frugalité

En faisant de nous les véhicules premiers de sa reproduction, la métropolisation (comprise comme politiques d’aménagement sous l’égide du modèle géographique unique visant l’attraction et la polarisation urbaines) ouvre en permanence des fronts pionniers, de nouveaux far west pour coloniser et accaparer des espaces qui peuvent présenter une forte valeur ajoutée. Elle façonne ainsi le monde à sa main : par la construction de nouvelles infrastructures de dessertes, par la bétonisation des terres pour aménager des zones de loisirs gigantesques et des centres commerciaux 2.0, des mégafermes pour des élevages industriels de l’agrobusiness, d’antennes-relais… sans compter les plateformes logistiques pour assurer de manière ininterrompue la livraison de biens de consommation bon marché partout sur le territoire. Peu importe que cela se fasse au détriment de terres nourricières ou d’écosystèmes diversifiés.

La métropolisation colonise de fait des espaces toujours plus périphériques par les infrastructures et équipements créés pour alimenter des territoires d’influence élargis et par les imaginaires et récits véhiculés par les gouvernements locaux ou nouvelles et nouveaux habitant.es. Les logiques de valorisation par l’aménagement et son déterminisme métropolitain semblent dorénavant à l’œuvre sur tous les espaces du territoire national. Le modèle continue en définitive à s’étendre, bien au-delà de ses seules limites administratives.

Se sont dès lors uniformisés dans des espaces toujours plus périphériques des modèles de développement et des imaginaires spatiaux, reproduisant une géographie qui sert essentiellement des desseins étatiques et capitalistes. La métropolisation actualise ce rôle de premier plan dans la colonisation de nouveaux espaces, que ce soit dans l’imaginaire des praticiens, des aménageurs et des politiques, mais aussi auprès de celles et ceux qui habitent ou qui aspirent à habiter ces territoires.

Mais quels sont très concrètement les véhicules discursifs de cette idéologie incarnée par une géographie officielle ? Comment continue-t-elle à s’imposer à tou.te.s dans les lieux de vie et espaces du quotidien ?

2. Une géographie du pouvoir, au service d’une vision étatique et capitaliste de l’espace et de ses ressources

La lecture attentive des rapports produits pour les institutions par les « experts » du territoire et de son aménagement rend compte de l’imprégnation de ces modèles de pensée. Ceux-ci reproduisent ad nauseam cette conception dominante de l’espace, cette géographie du capital et de la colonialité spatiale. Nous proposons ici d’expliciter la manière dont opère cette géographie par l’analyse détaillée d’un rapport écrit par le think tank « Terra Nova »[17], publié en janvier 2021, point de départ concret pour dévoiler plus largement la part tacite et implicite de la géographie du pouvoir, que ce rapport illustre très largement. Cette géographie repose sur le primat moderne de la rationalité et ses découpages desquels découle une vision du monde hiérarchisée (2.1). S’appuyant sur des savoirs territoriaux qui se sont imposés comme « neutres » et « universels », elle est au service des pouvoirs (2.2). Leur prisme économique entraîne – sans que ce positionnement soit explicité – une lecture capitaliste d’un espace foncièrement discipliné et, dès lors, exploité (2.3).

2.1 Découpages et disqualification des mondes

Le rapport de Terra Nova que nous proposons d’analyser ici entend « refonder l’action territoriale » (titre), au nom notamment des changements liés à la « mobilité des Français, leurs déplacements toujours plus nombreux et complexes, au sein de bassins de vie dilatés » (p. 1), et autres « systèmes de connexion » (p. 1), qui détermineraient aujourd’hui nos vies. Dès la synthèse, les auteurs dénoncent « les oppositions binaires entre métropoles et ‘France périphérique’, urbains intégrés et ‘perdants’ de la mondialisation » (p. 2). « La cohésion territoriale et la transition écologique doivent être placées au cœur de l’action publique » (p. 3).

Et pourtant, les auteurs tranchent rapidement au sujet du foisonnement d’initiatives localisées qui, à leur manière, dessinent une certaine écologie. Ici on parle de « village gaulois » (p. 35), là des « impasses de la proximité » (p. 41) ou du pouvoir local qui « associe le vieil héritage communautaire paroissial avec l’organisation d’un État-nation en modèle réduit ». Certes, les auteurs notent bien l’intérêt croissant porté par « les urbains » à « l’ancrage territorial et [aux] formes de retour au local » (p. 29). Certes, on s’interroge plus loin : « De fait, les sondages d’opinion plébiscitent la figure du maire. Mais n’est-ce pas une illusion d’optique ? ». Mais, cela tend à inscrire tout type de discours qui valoriserait la proximité et le local pour un positionnement au mieux conservateur, au pire réactionnaire, qui plus est populiste (par la référence aux sondages d’opinion et à l’idée de plébiscite), avec tout ce que cela connote dans le paysage partisan français contemporain… Si ce n’était pas encore clair, les auteurs réaffirment ce dualisme entre localisme-passé et mobilité-connectivité-avenir : « Cette logique localiste est inadaptée aux attentes contemporaines d’une société mobile et connectée » (p. 49). Plus loin, sont alors spécifiquement traitées les initiatives collectives ayant trait à l’écologie :

« Ainsi, des fractions de sociétés des pays industriels développés comme la France aspirent à construire des collectifs alternatifs, dans une conception ascétique et frugale de la transition : renoncement à la part superfétatoire de la consommation, renoncement à la mobilité de longue portée, renoncement à la course à la technologie, etc. Cet idéal de communautés écologiques restreintes et de préférence introverties, qui organisent des interdépendances d’échelles multifamiliales, a toujours existé. Il fascine et entretient, au-delà des groupes qui font réellement ces choix, le fantasme de l’hyper-local comme solution primitive à tous les problèmes collectifs. Pour vivre heureux, vivons local ! La transition écologique a probablement ouvert une nouvelle étape de cette histoire, qui, par définition, ne peut concerner que des très petits groupes dans des territoires de faible densité.

Pourtant, loin du culte du local écologique frugal, la transition écologique appelle, pour l’immense majorité des situations socio-spatiales, une métapolitique des circulations, des échanges et des cycles concernant les ressources et ce qui est produit à partir d’elles, pour des usages écologiquement soutenables. Elle est inévitable dans la perspective certaine d’une planète de 10 à 12 milliards d’habitants d’ici la fin du siècle (70 à 75 millions d’habitants en France). Son enjeu est la pérennisation et la régénération des ressources finies par une intelligence des interdépendances qui ne se résume pas au rétrécissement d’échelle. Cela vaut pour l’eau, pour l’énergie, pour la biodiversité, pour la chaîne alimentaire, pour les matières premières et leurs familles de produits dérivés, et plus fondamentalement pour les cycles essentiels à la vie : le carbone, l’azote, le phosphore, et d’autres dont on prend conscience par les dérèglements anthropiques majeurs qui les touchent. C’est le piège de la pensée localiste que de laisser entendre que le local serait l’échelle de la justice environnementale. » (p.34)

Cet extrait est significatif du travail de dé-crédibilisation des initiatives écologiques portées par les habitant·e·s autres que métropolitains, qui mettent à mal la croissance par l’autolimitation et les pouvoirs institués par quelques formes de sécession. En fait, des termes minimisent, tournent en ridicule et invisibilisent cette conception localiste et autonomiste de l’écologie : « ascétique et frugale », « renoncement » (trois occurrences, à quelques mots d’écart pour insister sur le caractère passif de telles actions… plutôt que de parler d’autolimitation, qui alimenterait un imaginaire politique radicalement différent), « idéal », « introverties », « échelles multifamiliales » (sous-entendu, n’a pas de poids en politique, puisque relevant de la « sphère privée »), « fantasme de l’hyper-local », « solution primitive », « très petits », « faible densité », « culte du local frugal », « rétrécissement », « pensée localiste ». Tout ce qui pourrait remettre en cause la métropolisation du monde est systématiquement décrédibilisé.

À l’inverse, sont employés des termes par lesquels le néo-libéralisme se colore d’une possible « transition écologique » – manifestement seule crédible puisque s’appuyant sur des grands nombres – une transition jamais foncièrement débattue et dont le sens politique est euphémisé : « transition » (deux occurrences), « immense majorité », « métapolitique », « soutenables », « 10 à 12 milliards d’habitants », « intelligence des interdépendances ». Il y a bien quelque chose de l’ordre du grand face au petit, avec en creux l’idée que le petit n’est pas à la hauteur des enjeux – comme si les grands enjeux écologiques ne pouvaient être appréhendés que par les structures grandes par leur taille (métropoles, régions, État), grandeur justement en « grande » partie responsable de la situation écologique de ce jour.

Imperceptiblement, mais néanmoins fortement, ce texte se présente comme neutre, alors même qu’il relève bien d’un positionnement politique qui repose sur un certain paradigme, jamais explicité et certainement pas en « rupture », mais bien plutôt asseyant une continuité : « toujours », « réellement », « par définition », « inévitable », « piège » (pour désigner ce qu’il faut alors éviter). En effet, deux conceptions de l’écologie s’opposent ici radicalement : d’un côté, la « transition écologique », urbaine, centralisée et globalisée ; de l’autre, des écologies post-urbaines, situées et plurielles. Diversement composées, ces dernières cherchent, en tâtonnant, par des expériences singulières, à se défaire du rapport au monde mortifère perpétué par la conception néo-libérale et urbaine.

Cette géographie et la conception urbaine de l’écologie qui en découle puisent leurs fondements dans la modernité occidentale, avec ses grands partages et le primat de la rationalité instrumentale comme mode d’appréhension du réel. Plusieurs chercheurs ont mis en avant, ici comme ailleurs, les limites de cette conception géométrique[18], cartésienne et euclidienne[19] de l’espace, des conceptions rationnelles sur lesquelles repose notre habitude à mesurer le monde, le découper, l’aplatir pour le mettre en ordre (et en cartes). Ce sont ces découpages qui ont permis de fonder des hiérarchies entre des éléments dès lors segmentés : séparant l’humain de la nature, celui-ci peut en être « maître et possesseur » ; séparant le centre de la périphérie, ce premier peut considérer que le second dépend de lui et qu’il peut en disposer comme il l’entend. Cette rationalité est renforcée par la dimension « planificatrice » de la pensée aménagiste, qui efface toute possibilité de création, d’expérience qui ne serait pas planifiable. Voilà pour quelques contraintes de pensée imposées aux territoires et habitant·e·s.

2.2 Une géographie d’État au service des pouvoirs

L’appartenance des rédacteurs de cette note au monde académique confère au rapport un statut de savoir « neutre » et « objectif ». Outre les doutes que nous pouvons émettre au sujet de la prétendue neutralité de ce savoir – comme de tout type de savoir, soit dit en passant – il est à noter que ce think tank entretient des rapports étroits avec les sphères de pouvoir institutionnel. On apprend en outre sur son site que ses mécènes sont de grands groupes, tels EDF, Engie ou encore Nexity. Il est donc convenu de questionner la volonté affichée dès le préambule de mettre en œuvre un « véritable changement de paradigme » (p. 5). Ainsi, le rapport est assez clair, et ce dès l’introduction :

Les quinze propositions assument leur radicalité, mais elles sont à la fois :
1) concrètes car ancrées dans la pratique des élus et des fonctionnaires territoriaux ;
2) réalistes car adossées à des démarches existantes ou émergentes (les « références » mobilisées tout au long du texte) ;
3) ouvertes car se déclinant en plusieurs scénarios possibles. (p.5)

Il s’agira donc d’être radical… mais pas trop. En qualifiant leurs propositions de « concrètes », et « réalistes », les auteurs laissent entendre que les propositions autrement radicales et critiques ne le seraient finalement pas, qu’elles relèveraient comme déjà relayé d’un idéalisme déconnecté de toute réalité. Il faut que les propositions demeurent « ouvertes », dans une optique fondamentalement libérale (sur laquelle nous revenons plus loin), martelant  contingences et contextualités.

Nous savons que la géographie entretient historiquement des rapports étroits avec les institutions politiques – comme le montrent ses fondements coloniaux déjà évoqués (supra). Capitale pour les gouvernements étatiques et les dirigeants économiques, la géographie sert d’abord des enjeux de pouvoir. Yves Lacoste en parle comme d’un « redoutable instrument de puissance […] pour ceux qui ont le pouvoir »[20]. La difficulté dans la perception des rapports entre géographie et pouvoir réside dans l’euphémisation de ces relations au sein des discours qui portent sur l’aménagement du territoire. Voici un exemple, issu de la synthèse du même rapport:

« C’est pourquoi il faut imaginer à la place des systèmes de coopérations territoriales, soutenus et encouragés par l’Etat, dont l’élaboration doit venir des acteurs locaux eux-mêmes ! On clarifiera ainsi les responsabilités de chacun, en préservant le rôle de l’État comme garant de la solidarité verticale et en imposant aux acteurs locaux une « obligation de coopérer », en contrepartie de leurs nouvelles prérogatives. » (p.3)

« Imaginer », « coopération », « soutenues et encouragées », « venir des acteurs locaux eux-mêmes », on ressent comme une envolée lyrique autour de la coopération (un terme qui revient tout au long du rapport) et de l’autonomie (jamais énoncée comme telle néanmoins, ni clairement définie)… sapée dès la phrase suivante ! L’essentiel est bien de « [préserver] le rôle de l’État » ; et des termes comme : « verticale » (contre coopération), « imposant », « obligation » (contre autonomie), « en contrepartie » signent bien ce qu’il en est de cette « coopération », avec obligation contractuelle… Plus loin (p. 58), la coopération est annoncée, alors qu’il s’agit bien plutôt de réciprocité (contractuelle – appels à projets, contrats de réciprocité, etc.). À un autre endroit, le rôle de l’État est réaffirmé :

« Synchroniser les mandats régionaux, départementaux et locaux et rendre obligatoire au début de chacun d’entre eux la définition d’un « contrat de territoire » programmatique, établissant pour une durée limitée, en fonction des projets à l’agenda politique, le partage des rôles entre collectivités. L’État et ses agences pourront être associés à l’élaboration de ce programme, pour y contribuer. » (p.44)

S’il restait des flous voire des marges dans les découpages et la répartition des pouvoirs, ceux-ci ne résisteront pas à la mise en ordre administrative… L’État doit bien conserver (si ce n’est renforcer) son rôle prépondérant et sa posture directive. Mais, plutôt que de réarmer sa puissance, il grossit les mailles inférieures pour mieux les contrôler en les rapprochant de son propre paradigme développementaliste, avec les experts patentés de la géographie installée en aiguillons : fusion en 13 grandes régions (2016), généralisation et grossissement des intercommunalités et poids donné aux métropoles dans le paysage administratif et politique (2014). Ces mutations reproduisent les mécanismes de dépossession des pouvoirs localisés et de centralisation de l’autorité.

2.3 Le monde comme ressources ou l’organisation libérale du territoire

« De nos jours, l’abondance des discours qui traitent de l’aménagement du territoire en termes d’harmonie, d’équilibres meilleurs à trouver, sert surtout aux entreprises capitalistes, surtout aux plus puissantes, d’accroitre leurs bénéfices »[21]. Ces mots du géographe Yves Lacoste semblent évidents à la lecture du rapport de Terra Nova :

« Au régime d’interdépendances de fait, plus ou moins subies, doit succéder la construction de combinaisons « gagnant- gagnant », envisagées à la fois comme mode d’exercice et mode de production des politiques publiques territoriales. Il convient ainsi d’assurer la transition vers une « politique des liens » agissant à différentes échelles sur les interdépendances territoriales, qu’elles soient économiques, sociales ou environnementales. » (p.57)

Sous couvert d’harmonie et de coopération, il y aurait bien une vision politique qui ne se présente pas comme telle, mais qui s’inscrit pourtant résolument dans la perspective du capitalisme néolibéral. Le territoire national est appréhendé au prisme de la concurrence, entendue comme seule manière de se rapporter au monde. Depuis le tournant néolibéral des politiques territoriales plus encore, il importe d’avoir une bonne place. Des collectivités gagnent de nouvelles « compétences » et une « autonomie » toute libérale dans le jeu de la décentralisation en temps de globalisation – on se trouve là dans une approche managériale, entrepreneuriale de l’aménagement du territoire, soutenue publiquement par le « marketing territorial » et sa mise en valeur des singularités locales… L’harmonie proclamée et l’apparente conciliation masquent en fait des logiques de concurrence, qui placent les territoires sur un « marché » et considèrent l’espace comme bien économique, que seul l’État peut réguler (ex : redistribution) pour sa propre pérennité :

« Les logiques du vivant ne dictent aucun périmètre unique, parce que, pour elles aussi, les interdépendances sont multiscalaires. Pour amorcer la transition, il faut donc agir sur les interdépendances, qu’il s’agisse du mode de fonctionnement naturel des territoires (les écosystèmes de la biodiversité) ou des impératifs de maîtrise et de valorisation des ressources, entre territoires producteurs et consommateurs (cycle alimentaire, économie circulaire) ou entre ressources (mix énergétique, par exemple). » (p.49)

« Les logiques du vivant […] pour elles aussi », « mode de fonctionnement naturel des territoires » : voilà à quel point nous nous pensons en-dehors du vivant… Il y aurait les logiques du vivant et… les autres logiques – marchandes, on imagine, mais elles ne sont pas explicitées. La maîtrise et la valorisation des ressources sont quant à elles présentées comme des « impératifs », mais pourquoi, au nom de quoi et dans quel but… nous ne le saurons pas. Les territoires sont alors catégorisés prioritairement sur la base de leur fonction marchande, c’est-à-dire par la position qu’ils occupent au sein d’un marché – producteurs ou consommateurs, lorsqu’ils ne sont pas simplement réduits aux « ressources » qu’ils recèlent. Les voilà une nouvelle fois assujettis.

Cette vision s’appuie sur des imaginaires, qui fondent l’appréhension que nous avons du monde : à la maîtrise rationnelle que nous venons de voir, s’ajoute le productivisme qui repose sur une vision extractiviste du monde[22]. Il s’agit alors d’organiser le territoire, ou plutôt les territoires, en fonction de ce que l’on peut en tirer. Cela repose fondamentalement sur l’illusion d’un arrachement humain de la nature, corollaire de la modernité, que nous avons déjà évoqué précédemment. Cette conception du monde – rationnelle, capitaliste, libérale – transforme le territoire en force productive, en production de capital, dans une approche centralisée et unilatérale du territoire. Et, le mouvement bien avancé de métropolisation accélère singulièrement ce processus, que ce soit par la prédation des espaces attenants aux grandes villes (mais plus largement de tous les espaces pour leur fonctionnement direct : matériaux, alimentation, énergie…) ou par la mise en concurrence des grandes agglomérations dans une course à l’attractivité, à la connectivité, à la densité… bref à la croissance. Et dans cette course, il convient aujourd’hui de placer certains mots-clés, à l’instar, pour reprendre le rapport, de la transition écologique et la cohésion territoriale – tout cela sur fond de flexibilité et de régulation souple et libérale. C’est ainsi que Terra Nova propose : « d’introduire de la flexibilité dans les politiques d’attribution de moyens renforcés, alors que « les territoires évoluent de façon beaucoup plus rapide que notre capacité à zoner » » (p.53).

Le fait que les territoires évoluent de façon beaucoup plus rapide que la capacité à zoner pourrait nous interroger sur la réelle pertinence du « zonage » au regard de ce que les habitants peuvent effectivement vivre sur les lieux en question… mais la solution proposée est plutôt d’ « introduire de la flexibilité dans les politiques d’attribution de moyens renforcés ». Cette même « flexibilité », pleinement libérale ne cesse en fait d’accroitre les situations de pauvreté et de renforcer les inégalités sociales… Mais qu’à cela ne tienne, le rapport propose dans la foulée d’étendre cette logique à d’autres politiques sectorielles : « l’ouverture de ces mêmes programmes sectoriels aux autres collectivités sur le mode de l’appel à projets, sur la base de critères d’éligibilité larges et sans nécessité de zonage ». La seule réponse qui peut être apportée à l’inadéquation entre zonage (qui suppose la croyance en notre capacité à mesurer le monde) et réalité vécue… est purement et simplement économique : la flexibilité, l’appel à projets – qui plus est « sur la base de critères d’éligibilité larges » ce que l’on peut traduire par « sur la base de critères d’éligibilité qui seront les nôtres et qui iront dans le sens – néolibéral – qui nous importe ». Rouage classique du capitalisme par projet.

Conclusion : Dépasser les apories de la géographie officielle.

Dans cette note, nous avons souhaité rendre compte de la dimension foncièrement colonisatrice de la géographie du pouvoir et des logiques contemporaines, capitalistes et étatistes, qui tendent à la reproduire sous couvert de formes d’expansions différenciées (aménagement du territoire, urbanisation, métropolisation). Le rapport du think tank Terra Nova analysé ici témoigne de cette pensée hégémonique de la géographie à l’œuvre, mais aussi des puissances discursives du pouvoir qui efface d’autres relations aux lieux, écologiques, et cultures alternatives, non moins géographiques.

La géographie officielle que nous avons décrite ici est instituée tant elle est ancrée en nous et a modelé nos imaginaires, avec une emprise telle sur nos existences qu’il est impossible de la dépasser sans entreprendre de déconstruire nos héritages spatiaux. Elle a de plus atteint un tel degré d’universalité qu’elle est perceptible sur le moindre espace connu et exploité de la planète.

Cette géographie rend secondaires, voire inopérantes, toutes autres manières écologiques de se rapporter aux lieux, par des cultures sensibles et affectives qui se jouent à travers l’expérience tout à la fois intime et politique de l’habiter. D’où notre proposition, pour nourrir le débat sur le post-urbain, de puiser notamment dans les apports théoriques des travaux décoloniaux pour penser des géographies de l’alter-native, qui mobiliseraient des ontologies non-modernistes pour se rapporter aux milieux et au vivant. La philosophie du « sentir-penser » invite à reconsidérer nos manières de vivre avec les lieux, à travers les expériences, savoirs situés et formes-de-vie qui s’y jouent[23]. Les luttes et mouvements sociaux écrivent de nouvelles relations aux espaces, à l’image des pratiques désormais documentées de « contre-cartographies » autochtones pour rendre compte des façons multiples de se mettre en relation et d’habiter le(s) monde(s).

Cela nous semble résonner avec le foisonnement d’initiatives dites de l’alternative que l’on observe dans des espaces qualifiés de périphériques. Ces lieux ne sont pas des territoires vierges des mécanismes que nous avons décrits dans cette note, la métropolisation y a aussi ses effets, comme nous l’avons montré. Néanmoins, hors des radars du pouvoir et de sa géographie – ou du moins à distance des centres de pouvoir qui la pensent et la coordonnent – des manières d’habiter prennent forme et sont vécues en tant que résistance. Ces lieux abritent en effet des personnes qui ont en commun des ruptures (certes négociées, nuancées) avec les expériences urbaines – par des trajectoires de débranchement, au croisement d’un besoin de ralentissement, d’apaisement physique et de reprise en main de leur existence.

Cette résistance s’incarne dans les gestes[24] ordinaires – autour de l’autoproduction alimentaire et énergétique, l’auto-construction, mais aussi l’entraide plus ou moins formalisée, la transmission des savoir-faire… S’appuyant sur les savoirs issus de l’expérience et les cultures locales, elle rompt avec les savoirs institués et les hiérarchies qui en découlent. Par la revalorisation des savoir-faire, qui impliquent autrement l’intelligence manuelle, déconsidérée par la modernité, d’autres rapports au monde peuvent advenir. Par le décentrement spatial, c’est bien un décentrement vis-à-vis des manières de vivre qui s’envisage.

Cette résistance est politique, c’est une résistance aux imaginaires institués, modernes, urbains, capitalistes… des imaginaires institués en chacun·e de nous et qui modèlent nos rapports au monde. L’imaginaire extractiviste et productiviste que nous avons appréhendé dans ce texte nous fait considérer le monde comme une addition de ressources disponibles. « Rendre le monde indisponible »[25] suppose de questionner les modes actuels de son appréhension que sont la rationalité planificatrice, la doctrine aménagiste et la domestication de toute ressource. Bref, chercher à s’en défaire pour entrevoir d’autres rapports au vivant. Il s’agit alors de prendre soin des (mi)lieux plutôt que de les aménager, d’apprendre à connaître la diversité vivante qui peuple ces lieux plutôt que de la domestiquer, d’entrer en relation avec l’altérité plutôt que de vouloir la maîtriser. Tout cela dessine une écologie située, au sein de laquelle nous, humain·e·s, prenons place en ce que nous sommes une « manière d’être vivant »[26] parmi d’autres vivants. La reconnaissance du vivant en nous, et par là de nos liens avec le vivant autour de nous, renforce la puissance politique de l’écologie que dessinent ces expériences.

De manière plurielle, sans organisation centralisée ni programme figé, de multiples expériences font ainsi explorer d’autres manières de se rapporter aux lieux. Ces expériences instituent de nouveaux imaginaires, donnant un sens politique à ces pratiques. Elles ont pour horizon l’autonomie, non pas comme repli sur soi mais comme rapport au monde. Avec la convivialité comme manière de se rapporter les un·e·s aux autres, il s’agit de faire place à la pluralité comme puissance politique[27].


[1] Paul Rabinow, French modern: norms and forms of the social environment, Cambridge, Massachusetts, Etats-Unis d’Amérique, MIT Press, 1989.
[2] Vincent Berdoulay et Olivier Soubeyran, Milieu, colonisation et développement durable: perspectives géographiques sur l’aménagement, Harmattan, 2000.
[3] Pascal Clerc, « La « géographie coloniale » en France. Une catégorie à déconstruire », Terra Brasilis (Nova Série). Revista da Rede Brasileira de História da Geografia e Geografia Histórica, 26 juin 2017, no 8.
[4] Pierre Singaravelou et al.L’empire des géographes : géographie, exploration et colonisation, XIXe-XXe siècle, Paris, France, Belin, 2008.
[5] Ibid.
[6] Hélène Blais, « Coloniser l’espace : territoires, identités, spatialité », Genèses, 2009, no 74, pp. 145‑159.
[7] Donald McTaggart, « La géographie moderne et la pensée écologique », Cahiers de géographie du Québec, 1988, vol. 32, no 87, pp. 321‑326.
[8] Paul Claval, Géographie de la France, Paris, France, P.U.F, 2010.
[9] Ibid.
[10] Eugen Joseph Weber, La fin des terroirs : la modernisation de la France rurale, Paris, France, Le grand livre du mois, 1998.
[11] Julien Aldhuy, « La transformation des Landes de Gascogne (xviiie-xixe), de la mise en valeur comme colonisation intérieure ? », Confins. Revue franco-brésilienne de géographie, 11 mars 2010, no 8.
[12] Ibid.
[13] Jean-Baptiste Vidalou, Être forêts : habiter des territoires en lutte, Paris, France, Zones, 2017.
[14] Pierre Vermeren, L’impasse de la métropolisation, Paris, France, Gallimard, 2021, p.23.
[15] Guillaume Faburel, Les métropoles barbares : démondialiser la ville, désurbaniser la terre, Lyon, France, le Passager clandestin, 2018.
[16] Rodolphe Christin, Manuel de l’antitourisme, Montréal (Québec), Canada, Écosociété, 2017.
[17] Terra Nova, « Après la décentralisation. 15 propositions pour refonder l’action territoriale », 2021, 65 p. Disponible sur : https://tnova.fr/system/contents/files/000/002/281/original/Terra-Nova_Apres-la-decentralisation_15-propositions-pour-renforcer-l-action-territoriale_130121.pdf?1610632080
[18] Michel Roux, Inventer un nouvel art d’habiter : le ré-enchantement de l’espace, Paris, France, 2002.
[19] Arturo Escobar, Sentir-penser avec la Terre : l’écologie au-delà de l’Occident, Paris, France, Éditions du Seuil, 2018.
[20] Yves Lacoste, La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre, Paris, France, La Découverte, 2012, p.56.
[21] Ibid., p.64.
[22] Jean-Baptiste Vidalou, op. cit.
[23] Arturo Escobar, op. cit.
[24] Geneviève Pruvost, « Chantiers participatifs, autogérés, collectifs : la politisation du moindre geste », Sociologie du travail, vol. 57, n° 1, 2015, pp. 81-103.
[25] Hartmut Rosa, Rendre le monde indisponible, Paris, France, la Découverte, 2020.

Source de la carte : Et si les Mayas avaient colonisé l’Europe ? – Contre-cartographies, Decolonial Media License 0.1.

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